Entretien avec Karen Bastien
Karen Bastien : « La data, c’est juste être journaliste en France en 2012 »
La co-fondatrice de We Do Data explique pourquoi les rédactions sous-traitent leurs datavisualisations à des boîtes comme la sienne. Et ce n’est pas qu’une question de moindres frais.
Aujourd’hui, si les journaux commandent des productions à des boîtes comme We Do Data, est-ce pour ne pas embaucher leurs propres data-journalistes ?
Il ne faut pas oublier le contexte : on sort quand même de dix années de médias qui licencient à tour de bras. Et tout d’un coup, on leur demande : pourquoi vous n’embauchez pas des data-journalistes? Ça pourrait être choquant si, effectivement, on était dans une période où tout allait bien. Là, il y aurait échec. Néanmoins, j’ai pu observer qu’avec la présidentielle les dernières embauches, CDI ou CDD, concernaient des data-journalistes.
Pourquoi faire appel à vous, alors ?
Parce qu’on est complémentaire. À We Do Data, on ne va pas se positionner sur du journalisme de quotidien ou d’hebdo. Les rédactions nous téléphonent quand elles développent un projet qui sort de leur rythme de publication. Impossible pour elles de mobiliser en interne deux personnes à temps plein sur plusieurs mois. Il y a une vraie difficulté à s’extirper du rythme de production de l’information.
Vous savez de quoi vous parlez puisque vous avez travaillé à Libération… Le temps, c’est un luxe ou un besoin pour faire du data-journalisme ?
Il faut que les journaux acceptent un truc : un data-journaliste, au même titre qu’un journaliste d’investigation, passe du temps sur son travail. Il n’est pas dans la production quotidienne. Aujourd’hui, par exemple, les entreprises sont obligées de publier tout un tas de documents qui contiennent des données sociales, environnementales, économiques, financières… C’est la loi. Simplement, on ne prend pas le temps de les lire. Quand sur un site, au fin fond des archives, vous trouvez des rapports financiers sur la dernière décennie, il faut juste se les fader. Ça peut ne pas paraître très excitant, mais moi j’adore quand tout d’un coup, à la page 192, vous trouvez la pépite. Il s’agit juste de patience et d’essayer de voir ce que des tableurs peuvent raconter.
Est-ce que les rédactions ne se lancent pas dans le data-journalisme pour y retrouver une certaine crédibilité auprès de leur lectorat ?
Honnêtement, non. Les journaux font ça parce que ça les intéresse aussi. Les journaux ne sont pas des monstres de papier, peuplés de quinquagénaires. Il y a beaucoup de jeunes dans les rédactions, il y a des gens qui ont la trentaine comme nous et qui veulent faire bouger les choses à travers le web. Les rédactions viennent nous voir parce qu’ils ont des sujets de fond, parce qu’ils ont conscience de les avoir maltraités jusque-là et parce qu’ils ont besoin de cette couche de data et de design graphique qui fait que la même info va être lue différemment. Ce n’est pas du tout une stratégie pour redorer leur blason, c’est juste être journaliste en France en 2012.
Y a-t-il un marché du data-journalisme ?
Toutes les semaines, on refuse des projets. C’est un luxe de pouvoir choisir avec qui on travaille, c’est aussi pour ça qu’on s’est lancé en freelance. On savait que le marché était mûr par rapport au travail qu’on faisait dans l’ombre dans les rédactions (ndlr : Libération, Terra Eco, idé.fr). Maintenant, on reste prudent parce qu’on a connu la bulle Internet en 2000. On sait que cette année sera une très belle année, car elle est portée par la présidentielle, les législatives, les Jeux Olympiques cet été, puis les élections américaines. Il y a une effervescence autour de la présidentielle dans les rédactions. C’est là qu’on va voir l’intérêt du data-journalisme : le président sortant défend un bilan, donc des chiffres. Ce qui m’intéresse, c’est de voir comment et si les data-journalistes seront les grands arbitres de cette bataille de chiffres.