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Mémorial des morts aux frontières de l’Europe

Mémorial des morts aux frontières de l’Europe
http://owni.fr/2011/02/18/app-la-carte-des-morts-aux-frontieres-de-leurope/

Elodie Cabrera, Nicolas Canderatz, Audrey Chabal

Le contexte de la production

Avec la révolution tunisienne, Lampedusa, petit île au large de l’Italie voit accoster sur ses côtes des réfugiés par centaines. Avec cette arrivée massive, les accidents sont inévitables. Début janvier 2011, un naufrage coûtera la vie à près de 300 personnes. La data-visualisation « Morts aux frontières de l’Europe » ouvre son article annexe avec ce drame. Pourtant, elle a été mise en ligne le 18 février 2011. On ne peut être sûr que ce sont ces mouvements de migrations, ceux de 2011, qui ont motivé Jean-Marc Manach, journaliste spécialiste des sociétés de surveillance, à produire cette data-visualisation. En tout cas elle s’inscrit parfaitement dans l’actualité.

Description et fonctionnement de la datavisualisation
La carte de l’Europe et du bassin méditerranéen recense le nombre de morts immigrés par pays et en mer depuis 1988. Malgré la tête de mort et les croix grises, la datavisualisation est sobre. La présence de couleurs aurait été malvenue et aurait créée une hiérarchie du chiffre (si par exemple les pays avec le plus de morts aux frontières avaient été en rouge et les pays avec le moins de morts en blanc). Là, chaque mort se vaut puisque un pays = une donnée chiffrée. De plus, cette uniformité produit clarté et lisibilité pour une compréhension immédiate du propos.

A côté de la carte dynamique, une colonne permet de choisir le pays ou une cause spécifique de décès. Possibilité de cliquer sur chaque nombre que ce soit sur la carte ou dans la colonne : une « fenêtre » apparaît alors avec un diagramme (en abscisse les années, en ordonnée le nombre de mort) ; possibilité de passer la souris sur chaque point année/mort et voir apparaître le nombre exact de morts sur une année. Le plus de cette data est de pouvoir lire « leurs histoires », ce qui donne une humanité au chiffre. En cliquant sur la France (194 morts) s’ouvre une autre fenêtre : il s’agit d’une liste. Exemple : « 5morts entre en France », date : 10 décembre 2010, nom, âge, pays d’origine, informations (died from shock…), cause : homicide.


Un encadré sur le bassin méditerranéen, là où il y a le plus de morts (11000 / 14000), permet un zoom sur cette partie du globe. Une carte avec les flux migratoires, le nombre de morts en mer avec le lieu d’origine et le lieu espéré d’arrivée (ex : Afrique vers Italie) s’ouvre alors. La colonne de droite recense les causes de décès. Une sorte de datavisualisation dans la datavisualisation.

Data lisible, sobre, simple à utiliser, complète et dynamique

Le choix de ne pas avoir proposé de carte par anamorphose, ni d’aplats de couleurs en fonction du nombre de morts plus ou moins conséquent prouve que l’importance n’est pas dans le chiffre, que l’intérêt de la data n’est pas dans décompte morbide (même si décompte il y a… chiffres en blanc sur fond noir ressortent) mais au contraire que chaque mort se vaut.
Sans parler de data engagée on peut dire que cette datavisualisation éveille le questionnement et ouvre des pistes vers d’autres angles, d’autres sujets autour de ce thème de l’immigration.
Problème, l’absence du nombre de migrants légaux et illégaux depuis 1988. En effet ces indications auraient permis de voir la proportion de décès par rapport au nombre d’entrées en Europe.

L’article, complément de la datavisualisation
La data-visualisation est accompagnée d’un article très long qui explique le phénomène des migrations, expose le problème des disparités et met en exergue ce que ne peut dire la carte. C’est assez rare en datajournalisme.
UNITED for Intercultural actions est une ONG de défense des droits des migrants et des réfugiés qui a dénombré plus de 14 000 morts aux frontières depuis 1988. C’est cette base de données qui est à l’origine de la production ce qui correspond à la logique « Open Data ».

Le texte fait état de quelques chiffres qui permettent d’y voir plus clair

11 000 d’entre eux sont morts en Méditerranée avant même d’entrer sur le sol européen. Parmi eux 10 00 se sont noyés. Pour le reste : 864 morts de soif ou de faim, 300 étouffés dans un camion, 254 assassinés, 250 écrasés en traversant la route ou en tombant d’un camion, 215 morts de froid, 335 suicides. On voit tout de suite que les conditions de transports des migrants sont à l’origine des trois-quarts des décès.
No Border et Fortress Europe deux autres ONG répertorient toutes deux 14 921 soit plus que le chiffre de UNITED (14037). Les deux bases de données remontent jusqu’à 1988 : date du recensement de la data. Cet écart a poussé Jean-Marc Manach à étayer son article. Il est appréciable de voir qu’il a pris la peine de comparer sa base de données à d’autres sources du même type et qu’il a noté des différences.
« Cette disparité de chiffres montre bien qu’il est impossible de recenser réellement la totalité des migrants morts pour avoir voulu trouver refuge en Europe. United estime d’ailleurs que le chiffre pourrait être trois fois plus important »
Le texte permet de dépasser le secteur européen et de se questionner sur les décès des migrants dans d’autres endroits du globe.
– Beaucoup d’autres cartographies sont insérées dans l’article ont été faites à ce sujet notamment par le Monde diplomatique : met en avant le travail d’autrui à ce sujet, ne s‘octroie pas la primauté du sujet. L’une d’entre elles montre que depuis les débuts de l’Espace Schengen les morts aux frontières n’ont fait que s’accroître, notamment depuis l’intensification de des contrôles migratoires de 2006.


Tschianana, Mariame, Isralif, Manuel, Osamya et les autres

7 personnes dont le journaliste a décidé de raconter plus amplement leurs histoires. Seulement 7 parmi 14037 pour montrer que derrière les chiffres il y a des histoires.
Jean-Marc Manach donne la parole au Réseau Migreurop , qui s’insurge contre l’intervention de Frontex, et à United qui demande aux autorités européennes de cesser d’exploiter le spectre d’une explosion de l’immigration maghrébine. Le journaliste s’engage donc en filigrane.

Les Plus
– Datavisualisation : complète, lisible, compréhensible, sobre, détaillée. A la fois concise et exhaustive.
– Avoir fait l’effort de juxtaposer à la data un si long article c’est montrer que derrière chaque chiffre il y a des Hommes. Dans un sens plus large cela montre que la data n’est pas toujours suffisante. Ici, c’est un journalisme d’appoint. Le texte et la visu se soutiennent et se complètent. L’article vient combler les limites et lacunes de la statistique. A contrario l’article seul tomberait dans les lacunes habituelles : peu visible, peu attractif.
– Beaucoup de liens vers d’autres site, pages web et articles : la data est un journalisme de partage.
– Le texte permet d’ouvrir le sujet là où le graphisme demande rigueur et contrainte. Exemple le fond de carte est celui de l’Europe, l’article permet d’aborder des morts ailleurs sur le globe.
– Parallèle avec les politiques de l’Europe et leur durcissement
– Liens vers d’autres site, ONG, sources multiples : le fait que la data soit aussi détaillée : peut inspirer d’autres journalistes pour approfondir le sujet avec des pistes de réflexions : noyade, politique migratoire, pays en particulier, etc.

Les moins
– Certes les politiques européennes en matière d’immigration sont évoqués dans le texte mais peut-être pas assez et pas suffisamment clairement.
– Les dates clefs pourraient être placées sur la data : 2004 création de Frontex et 2006 création d’une patrouille européenne contre l’immigration clandestine.
– Il n’y a pas de chiffre de la migration totale depuis 1988 vers l’Europe : tant de migrants légaux et illégaux vers l’Europe dont tant 14037 sont morts. Sans repère l’idée n’a pas de sens.
– Le texte est, un peu fouillis, fait état de multiples facteurs qui entrent en compte dans les décès des migrants. A trop vouloir en dire on s’y perd.
– Vidéo : ne sert pas le propos au contraire, joue la carte choc. Ce qui dénote avec la sobriété de l’ensemble du texte et de la data-visualisation. Nous n’étions pas forcément d’accord sur ce point. Pour Nicolas, la vidéo et le tableau des morts participent de la même cohésion. La réalité crue au service de la sensibilisation. Voir un mort et compter un mort n’est pas la même chose.